farioli
05 août

L’amour ? (1)

Triste ritournelle ?

Il s’agit d’un genre d’histoire maintes fois entendu depuis que le courrier existe et que les humains par ce biais se séduisent. Celle-ci paraîtra sans doute outrancière par la naïveté et le manque de discernement qu’elle relate, et pourtant c’est une histoire vraie. Oui, oui et oui, une histoire vraie. On pourrait le répéter et prouver que ce n’est point une véracité feinte, une véracité littéraire, néanmoins les faits manquent trop d’évidence pour convaincre. Ma mère, couturière, témoin direct de ces circonstances, plus d’une fois me raconta ceux-là ; une force orale du récit dont ma crédulité, avec le temps, en a grignoté les détails.

 

Cela s’est passé sur une île méditerranéenne à l’apogée du style Art Déco, lorsqu’un couple d’enseignants décida de construire un pavillon à la mode Nancéenne, couronné par quelques ornements en zigzag sur deux faces et en motifs décroissants sur les deux autres. Servant de toiture pour l’entrée, le balcon, organique, posé sur des colonnades inspirées de l’art égyptien, se laissait deviner entre les feuilles de lierres qui couvraient la palissade autour de cette bâtisse, sise à la fin du boulevard Impérial, lequel continuait jusqu’à l’esplanade dominant la ville.

Pendant quelque temps, ce pavillon, fraîchement construit, fut celui du bonheur et, avec la naissance d’une première fille, son apogée. Cette période de grâce dura moins d’un an. À l’accouchement de sa deuxième fille, la mère, de constitution fragile, contracta une infection puerpérale ; sa faible réaction au traitement antibiotique eut pour effet un développement rapide de la septicémie et pour conclusion : la mort. Définitivement crispé dans sa solitude affective, le père survécu le temps que son aînée, surdouée, devenue professeur d’histoire géographie à vingt-deux ans, puisse prendre en charge sa cadette.

 

Les évènements du monde se précipitèrent. La guerre proche, ce moment d’entre-deux, exacerba aussi bien les espoirs que les désespoirs. Bien protégée par un lierre transformé en une barricade visuelle, et par un champ de force amoureux, la bâtisse, aux formes végétales stylisées, paraissait à l’abri des bouleversements en cours. Les deux sœurs, désormais livrées à elles-mêmes, échafaudèrent un plan où le romantisme, la perversité et l’angélisme dessinèrent un avenir nouveau.

À l’initiative de la cadette, pour son compte, cela commença par l’écriture d’une annonce de recherche matrimoniale avec sa parution dans un quotidien du soir. La grande sœur lettrée se chargea de rédiger des réponses. Au bout de quelques semaines, faisant preuve d’un zèle épistolaire qui enthousiasma la cadette, un seul candidat resta en lice. Assez vite, les sentiments de la cadette se transformèrent en passion. Attente du courrier, pleurs et rires. Aux missives courtes et au ton grave, enveloppées de papier kraft beige, alternèrent les missives longues et musicales, savamment pliées dans du papier de soie rose. La cadette proposait des idées générales pour les réponses tandis que la grande sœur rédigeait en usant de toute sa verve littéraire. Pendant quelque temps, un équilibre étrange s’installa dans cette demeure confinée dans le lierre de plus en plus compact.

Ainsi l’aînée exerçait le métier professeur d’histoire au lycée situé sur le boulevard, trois cents mètres en aval de la villa Art Déco. Responsable de sa soeur, elle dirigeait économiquement et culturellement leur maison où le rêve et l’espoir semblaient faire place au malheur et à la solitude. La cadette restait cloîtrée dans ce périmètre protégé. Sa liberté trouvait sa plénitude dans son rêve amoureux.

 

Les lettres reçues du continent dévoilèrent un homme d’action, non dépourvu d’un sens poétique, que la grande sœur appréciait et la petite aimait passionnément. Un cliché reçu dans un pli au milieu de fleurs séchées, montra que l’homme était beau dans son costume d’officier de marine. L’homme était fier et paraissait franc dans ses sentiments. Certes, il avait enduré le calvaire de nombreux échecs amoureux, par conséquent, il mettait tous ses espoirs dans cette relation considérée, écrit noir sur blanc, comme providentielle. Par retour du courrier, la cadette lui envoya plusieurs photos qui mettaient en valeur son joli visage et son buste généreux. Ce courrier dura un an au bout duquel le couple virtuel décida de sceller leur échange par un mariage, sans qu’un  seul gramme de sel ne fût consommé en commun.

Tout fut mis en œuvre pour que la cérémonie puisse se dérouler sous les meilleurs hospices. Fleurs, robes, réception, le moindre moment du scénario géré par la grande sœur prenait des allures d’une fiction hollywoodienne. Rien ne fut assez beau, assez romanesque, assez fou et assez frou-frou. Les cartons de chapeaux arrivèrent de Paris, les tissus et broderies assortis furent commandés à Lyon. Plusieurs couturières dont ma mère furent mises à l’épreuve pour rendre aussi belle que possible la prétendante qui, sur son nuage, vivait son histoire féerique, celle d’un prince voyageur venu de loin pour l’emporter au-delà des mers.

 

Après qu’il eut franchi la grande jetée en adressant ses tonitruants trois coups de sirènes, par ce joli jour de mai, un paquebot noir et blanc de la Compagnie Transatlantique accosta sur le quai encombré de tas de filets  et de carcasses de petits chaluts en réfection.

Le moment tellement attendu commença à faire vibrer l’amoureuse et sa sœur lorsque la passerelle peinte de gris fut déployée, puis arrimée.

Les passagers commencèrent à descendre et leurs accueillants, en assez petit nombre, crescendo, faisaient de grands signes  tout en poussant des cris de joie et lançant des noms familiers. Les mouettes curieuses volaient bas. Ces oiseaux participaient ainsi à cette fête du retour des fils et des filles prodigues. À l’instant où le grand gaillard en uniforme apparut en haut de la passerelle, tenant la rampe de la main gauche et son gros sac cylindrique, posé sur l’épaule, de la main droite, le cœur de la cadette faillit s’arrêter de battre.

Comme un prince d’aventure, comme un Corto Maltese, il descendit les marches lentement, presque solennellement. Au bas de la passerelle, la main sur le front, il fit un panoramique pour rechercher sa promise.

 

Et il vit.

Il les vit.

Il la vit.

Dans un fauteuil roulant, un buste sans jambe.

Stoppé net, l’homme fit demi-tour et remonta sans se presser sur le navire. Ce marin, ce bosco, ce virtuel prince des mers et ne donna jamais plus signe de vie.

 

 Hélas !, oui !, cette jeune fille était handicapée. Née ainsi : le bas du corps atrophié.

Plusieurs questions :

Comment un évènement aussi navrant fut-il possible ? Comment cette femme, éduquée, responsable, consciente de cette imposture, osa-t-elle jouer ce mauvais théâtre, faire semblant de rien ?, aller jusqu’au bout d’une fiction aussi effroyable ? Comment avoir l’audace, l’indélicatesse, la cruauté de faire croire à sa petite sœur que cet amour et sa conclusion dans une union sacrée pussent être viable ? Secret d’amour ou de haine ?

 

Une semaine plus tard on enterrait la jeune handicapée qui s’était précipitée avec son fauteuil roulant dans les escaliers. Morte, le crâne fracassé contre une statue de bronze qui servait souvent de porte manteau.

 

Ici s’achève un des récits de ma mère. Toujours le même scénario avec des variantes, sur les costumes et les attitudes des deux sœurs ; des points de vue typiques d’une couturière qui confectionna une robe de mariée, une robe de princesse accommodée pour un demi-corps, mais jamais portée. Ma mère aimait certains détails professionnels et savait raconter comme l’on bâtit pour ajuster les tissus coupés en biais.

 

Maintenant, voici ma conclusion comme témoin de la suite de cette histoire.

Le professeur le plus haï de notre lycée en « troisième moderne » fut une femme solitaire, moche et antipathique au possible. Elle notait mal, enseignait sans conviction et s’habillait avec un goût suranné trop outrageux pour notre époque rock n’roll. Nous la détestions tellement qu’aucune action collective envers sa personne ne fut jamais assez mauvaise. Cette femme habitait seule dans une villa Art déco en haut d’un boulevard impérial.

 

Et pourtant.

Un jour, le dernier dont je me souviens, nous collâmes une punaise sur sa chaise. Pendant tout le cours d’histoire géographie, elle resta assise, sans broncher, stoïque. Or, malgré les petits rires  mimés et silencieux, personne ne fit de chahut, car, hypnotisés sur ses fesses nous attendions une réaction.

Ce jour-là, le dernier donc dans ma mémoire concernant cette triste ritournelle, pour avoir oublié un cahier, je profitai de la recréation et remontai dans la classe. Ouvrant la porte, je vis une femme effondrée qui pleurait.

Une femme pleurait.