farioli
19 avr

Diamant


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Nous étions encore loin de l’Europe et c’était au temps où la Russie envoyait des médecins en Afrique pour sa mission d’occupation stalisticienne.
Je suis un Médecin Polonais, natif de Varsovie où j’y ai accompli mes études et commencé à exercer. Au cours de sept longues années, j’ai occupé la fonction de chirurgien dans plusieurs contrées d’Afrique dont l’Egypte et l’Angola pendant la guerre civile. Déraciné, exploité par un travail complexe duquel je pouvais à peine survivre avec ma famille, je dois dire que cela fut une expérience particulière. Dans ces antennes hospitalières vétustes nous étions cependant trop modernes pour avoir à soigner des patients transpercés par une flèche ou une sagaie. Il faut s’être trouvé devant un homme allongé sur une table assez rouillée, avec une sagaie dans le ventre pour comprendre. Quoique ayant insisté pendant mes études sur les maladies tropicales, je n’avais aucune formation sérieuse pour répondre aux pathologies exotiques qui m’attendaient. Mais devant l’urgence et sa pression constante, devant la détresse, on apprend vite, on trouve des solutions inattendues. L’urgence est le meilleur filtre ou la meilleure vitamine pour puiser de la surhumanité en nous.

En dehors des contingences, j’ai aimé l’Afrique plus que ces mots ne le laisseraient croire. À cette époque, aux environs de février 1975, à la naissance de ma première fille, pour faire une folie témoignant de mes sentiments forts envers la personne délicieuse qui, contre vents et marées, avait décidé de me suivre, je pris la décision fragmentaire mais amoureuse de lui faire confectionner une bague en or assortie d’un modeste diamant. Pour exécuter une telle œuvre, chère à mon cœur, je sollicitais les talents d’un vieil artisan joaillier réputé pour son travail de précision.

L’échoppe ne payait pas de mine. Moitié briques en pisé, moitié parpaing. Véritable caverne d’Ali Baba – amas de choses hétéroclites qui allaient de casseroles cabossées, à des statues en bois décorées de colliers –, l’intérieur était éclairé par une ampoule électrique (couverte à l’ouest par des cacas de mouches) et le chalumeau toujours en attente faisait penser à une veilleuse pour les morts.
Lorsque je lui expliquais ce que je souhaitais, le traducteur me répondit que le vénérable artisan préférait que je lui fasse un dessin.
Inutile de dire que ce fut un vrai plaisir créatif que de concevoir cette bague. Lorsque mes esquisses furent terminées, je fournissais les dessins et une mie de pain roulée en boulette pour figurer la taille du gemme qui convenait à cet anneau.
Des mois durant j’avais médiocrement économisé, tout chirurgien que je fus, mon salaire ne nous permettait pas le moindre écart. Par bonheur l’opération délicate d’un notable s’étant bien passée, j’avais reçu en sous-main un exceptionnel petit cadeau d’argent liquide. Bonne nouvelle, pour le prix, il n’y eut pas besoin de palabrer, je trouvais que la valeur réclamée était bien au deçà de ce que j’avais imaginé. Bonne nouvelle encore, pour le dessin, l’artisan me soumit quelques modifications qui me firent diagnostiquer le talent de concepteur du vieil homme.
Aux termes de trois semaines un enfant vint me prévenir que le vieux joaillier désirait me voir : son travail était achevé.
Nous sommes les victimes névrosées d’une société où les concepteurs jouent (ce n’est pas le bon mot) un rôle oppressif : plus que nous séduire, nous aliéner demande des stratégies complexes ou, tout au moins, des stratégies nombreuses qui finissent mathématiquement parlant (expression maladroite, mais ici nécessaire) par devenir complexes. On peut être subjugué qu’à partir des quelques éléments de la morphogenèse de René Thom, de ses six catastrophes plus une, on nous fourgue tous ces objets dont la caducité est programmée pour rentabiliser au maximum leur production. Les ingénieurs et techniciens ne doivent pas proposer des solutions trop en avance, mais juste assez compétitives pour établir une sorte d’harmonie de profit, ce qui veut dire : plus un. L’indéfinition roturière du « plus un » transporte les capitaux. Cette phrase m’amuse.
Pris d’une certaine fébrilité, je suivais l’enfant pour me rendre chez le vieux joaillier.
L’homme visiblement troublé par mon arrivée tout en riant me fit signe de le suivre au fond de son échoppe. Pour donner de l’allure à la chose produite l’artisan, en bon commercial, avait préparé une petite mise en scène : sur un petit tabouret recouvert d’un tissus coloré, une pierre sculptée en coupelle servait de réceptacle au bijou posé sur une étoile découpée dans du papier journal.
Voilà. On peut ainsi posséder pour quelques économies chichement acquises le plus beau diamant du monde.

En vérité, c’est moi qui avais fabriqué ce diamant : inconscience.
Le vieil homme n’avait pas suivi mes instructions, ni vraiment tenu compte de mes esquisses. Non. Il avait tenu compte que d’une chose primordiale et concrète : la mie de pain.
La boulette que j’avais donnée pour simuler la grandeur de la pierre.
La bague était bien plus qu’une simple bague dessinée par un chirurgien polonais désireux de remercier sa femme pour son amour prolongé d’une maternité qui la transformait en madone. C’est ainsi que je voyais les choses.
La bague ?
Elle avait été fabriquée pour sertir et mettre en valeur (d’une manière sacrée) le bout de pain.
Une bague en or tressé pour une boulette de pain.
Il est impossible de penser un joyau plus précieux que celui-ci.
Ensuite, ma vie fut une vraie consécution de catastrophes. Nous perdîmes l’enfant valétudinaire lors d’un long campement dans la brousse, nous en eurent deux autres, l’un fort l’autre handicapé, il y eut tant de larmes et tant d’espoirs perdus et retrouvés.
Mon épouse et mes enfants furent toujours, en priorité, ma raison d’être et de continuer à sauver la vie des autres par des actes dont je ne suis que l’humble serviteur. J’ai bien dit le serviteur de mes actes. Car ils ne consistent pas qu’en actes. Ils sont une petite partie de la conscience qui ne m’appartient pas et à laquelle j’ai fait allégeance.
Ma femme n’a jamais osé porter le bijou du vieux joaillier africain. Au long de nos périples et de nos nombreux déménagements, dans un petit écrin bleu, nous avons toujours conservé le bijou et sa mie de pain qui, miraculeusement, n’a jamais changé d’aspect. Comme par magie, dans sa nef d’or, ce fragile diamant est resté intact ; gardant la forme et la texture de jadis lorsque je l’avais roulé et pressé entre mon pouce et mon index.