farioli
28 jan

Julie d’Harmasson


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guillotine

Aimer c’est sentir qu’il nous manque quelque chose. Borges in Conférences.

 

Nous étions début prairial de l’an deux, Julie Harmasson était mon amie : une caillette qui ne mâchait pas ses mots.

D’après les rumeurs du quartier, la sachant en grand danger, aucune solution sérieuse pour résoudre cette question ne me parut viable sans risquer la vie d’autres personnes.

Avec Julie, nous nous étions rencontrés sept ans auparavant. Au début, il me semble, j’ai dû tomber amoureux d’elle. À mesure, dans le vécu des aléas que cette époque troublée nous imposait, une amitié plus pragmatique fit place à cet élan aux colorations enfantines que je trimbalais dans ma tête comme un manque. Est-il possible que l’amour puisse passer comme il est venu ? Que se soit sur le fait ou sur les causes véritables, quant aux variations de mes sentiments, je suis sans réponse. Sans doute, comme s’il s’agissait du stratagème d’une créature étrange qui vous habite, par soucis d’économie et par crainte de se voir expulsée, opte-t-elle de se réfugier au plus profond, là où, un moment, vous ne l’entendez plus. L’amour, dans sa discontinuité, dans ses « inexorables absences » et ses retours de flamme, n’est-il pas cette merveille qui vous habite et parasite vos pensées, celle qui mime l’effacement ou l’espacement du frisson pour mieux réapparaître métamorphosée ?

 

Le 25 Prairial le tribunal révolutionnaire de Paris condamna Julie Harmasson, blanchisseuse rue du Faubourg Poissonnière, âgée de 24 ans, à être guillotinée.

J’assistais à son exécution.

Depuis la charrette funeste qui la trimbalait à quelques pas de moi, comme par une attirance magnétique ou par un tour de magie, nos regards se croisèrent. Ce n’était déjà plus la jeune et facétieuse Julie que j’avais connue. Brinqueballée sur les pavés, elle était devenue une femme harassée, pâle et décharnée. Une fille perdue dans une tourmente dont elle avait seulement compris les apparences. Fermement maintenue par deux hommes sombres. Détachée du ciel gris, qui rend les statues plus blanches, la silhouette de la soi-disant contre-révolutionnaire, si frêle, si ténue qu’une brise l’eut emportée.

Un souffle retenu l’espace d’un silence, le bruit sinistre d’un tranchant qui ripe : un corps coupé en deux.

Maladroitement soulevée, surplombant le murmure  général et quelques cris d’enfants, la tête de Julie Harmasson ne ressemblait à rien d’autre qu’une monstruosité couverte de sang.

Par le biais d’une fourberie qu’il serait superflu d’évoquer ici, je pus m’approcher de son corps et le regarder. La manière dont il était si légèrement lové me fit tomber en extase et… Je ne puis encore le dire.

Elle fut enterrée, telle que doit l’être une oubliée de l’histoire. Comprenez. Pendant des années, la vision de son corps m’a obsédé. Puis-je le dire ?

Tant d’horreurs se dissipent dans ce monde depuis son hypothétique commencement. On a beaucoup philosophé sur l’humain, mais peu sur sa disparition, sur ce que signifie cette capture de l’effacement. L’effacement de Julie ne m’atteignit pas sur le champ. Je conservais ses reliques dans un coffre abstrait : ses yeux noirs et leurs cernes, son petit nez à la retroussette, sa bouche en cœur-de-pigeon. Plus que la bêtise des humains, plus que la violence de l’histoire (ce vent mauvais qui trimarde dans notre monde comme une odeur dans un sac de linge sale), plus que tout autre chose d’ici-bas : je hais l’oubli. C’est l’oubli qui condamne à l’abîme, deuxième et véritable jugement. Laver le linge sale, rechercher à retrouver ce qui est pur n’est pas une mince affaire pour de petites mains ; cela ne mène-t-il qu’à cette satanée amnésie ? Oui. Tous nos actes, d’honneur ou d’ignominie s’échappent à une vitesse vertigineuse vers le rien ou le presque rien.

Un an passa.

À force d’essayer de m’évader de mon amie, je devins son prisonnier. Un rêve persistant.

 

Floréal deuxième décade.

Dans un pré cerclé de trembles et de peupliers, nous dansons Julie et moi.

Un pré ?

L’impression des herbes qui glissent sur mes tibias m’indique ce doit être un pré. Nous n’avons plus nos têtes et il ne nous reste qu’un sens : le toucher. Par nos gouttes de sang, des coquelicots naissent-ils  ? Par nos gestes, par nos mains entrouvertes, des ombellifères offrent-elles leurs inflorescences et leurs poisons ? Nous n’avons plus de visages et notre amour n’en devient que plus fort. Nous jouissons de nos corps, rentrons dans nos chairs sans compter nos forces, sans compter, car le temps n’existe plus pour nous, comme il n’existe plus pour l’amour réalisé au-delà de toute contingence, au-delà du bien du mal et de leur métaphysique. Nos caresses se mêlent aux caresses du vent et à celles des graminées qui parlent ce langage. Aussi longtemps que les herbes folles pousseront dans les champs, nous deux, sans visages, jusqu’à la mort du soleil et jusqu’à la fin de la pensée, nous danserons.

Nous danserons.

Encore nous danserons, « Julie moi » au joli mois de Mai, sans conjonction autre que notre totalité et notre saison de mort.