farioli
19 mai

Famille, je vous aime…, enfin presque…


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Nous étions six verres à eau et nous vivions depuis plus de trente ans dans une modeste maison en pleine campagne champenoise.
Un jour de marché des années cinquante du vingtième siècle, lorsque nous fûmes achetés, nous étions douze frères et sœurs ; exactement – équilibre parfait –, six frères et six sœurs. Au cours des années et des maladresses de Molly nous avons perdu deux sœurs et quatre frères, tous tragiquement morts, coupant euphémisme, d’accident d’évier.
Molly Marmedon, l’épouse de Pierre Marmedon, belle fille anglaise au cœur de pierre, par sa maladresse au cours de ces années, ne nous fit aucun cadeau. Nous portions les traces et les stigmates de son empressement à toujours faire vite et mal. Heureusement, nous étions nés en Pirex ! car si nous avions hérité d’une génétique ordinaire, notre vie aurait été abrégée. Vous comprenez aisément que de simples verres à eau en Pirex comptassent peu au regard d’une jeune femme tellement occupée par son nombril qu’elle passait plus temps devant son miroir que devant le spectacle du monde. Dans ces conditions, rien d’étonnant que le bon ordonnancement à la cuisine ne fit pas partie des préoccupations majeures de la maîtresse de maison.
Saufs, pour l’instant, nous étions six ; quatre sœurs et deux frères : Angie, Annie, Axelle, Alice, Antony, Alexis. Nos noms commencent par A comme les enfants du chanteur Fats Domino. Les verres à eau en Pirex, comme vous vous en doutez, aiment la musique populaire.
Pendant dix années de félicité, aucun accident ne vint endeuiller notre petite famille. Ce fut une période de paix et de bonheur relatifs. Nous nous aimions si fort, des liens siliceux que vous, humains, ne pouvez comprendre. Cependant, chaque fois que Molly venait à l’évier pour faire la vaisselle, nous tremblions mentalement l’un pour l’autre ; mentalement, car physiquement, vous vous en doutez, les verres ne tremblent que s’il y a un tremblement de terre. Ce moment pénible passé, notre vie reprenait son train-train d’étagère. Et nous formions une alliance particulière qui n’avait rien à voir avec l’assiduité linéaire et végétative des autres verres. Tous les bataillons de verroteries, aussi bien les aristos de cristal que les autres en pied ou en cap ne pouvaient être comparés à notre alliance, à la complicité et l’entraide morale que nous nous portions. Question sécurité, les aristos de cristal n’étaient pas mieux lotis si l’on se reporte à la soirée russe, où  onze d’entre-eux furent assassinés après un toast.
Habituellement, comme espèce, le verre est assez froid, de glace serait à son sujet un euphémisme par trop transparent. Nous – Annie la belle, Angie l’effarouchée, Axelle la malicieuse, Alice aussi lisse qu’un miroir, Antony fort comme un verre Turc et Alexis, toujours aussi jeune et sexy –, étions inséparables. Après chaque repas, chacun de nous y allait de son histoire de bouche, de dents, d’odeurs et de saveurs. Nous nous moquions de la lourdeur et de la bêtise des humains. Ici, sur notre étagère, dans notre imposant bahut de chêne, nous ne voyions pas le temps passer car nous jacassions et nous jouions à toutes sortes de jeux de paris, de devinettes.
Tout allait pour le mieux dans le meilleur monde transparent possible lorsque, progrès aidant, l’horrible machine à laver la vaisselle fut installée à côté du réfrigérateur. Alors il nous fallut accepter de rester longtemps sales dans cet espace inoxydable, en compagnie des autres espèces recouvertes de restes, dans cette atmosphère confinée de camp de concentration, dans une odeur épouvantable, traités comme des animaux, nous nous lamentions tous jusqu’au bain collectif mouvementé et traumatisant de la machine. Plus ballottés, plus sollicités nous perdions chaque jour un peu de notre transparence c’est-à-dire notre santé et notre dignité. Mais, les rares moments conviviaux où nous nous retrouvions sur notre belle étagère, frères et sœurs ensemble, notre vie reprenait de l’éclat. Oui, frères et sœurs ensemble nous étions si heureux !
Vinrent ces terribles jours de guerre, ces jours maudits du déménagement et nous fûmes pour la première fois séparés. Quel déchirement de se retrouver emballés pendant des semaines dans un morceau de journal !
Finalement, le plus tragique fut de savoir que cette séparation serait définitive. Moi, Angie l’effarouchée, je me trouve maintenant sur l’étagère en mélaminé d’une triste cuisine, dans un H.L.M. de la banlieue parisienne, seule au milieu de verres étrangers dont je ne comprends pas la langue. Que sont devenus mes frères et mes sœurs que j’aimais tant ? À présent je suis certaine que jamais nous nous reverrons. Il n’est pire vie pour des verres à eau en Pirex que de quitter sa famille. Nous avons, sachez-le, un sens aigu de la généalogie.
Mon histoire se termine par cette vie d’exilée, émigrée malgré moi, dépareillée, je ne suis plus rien. Personne ne connaît mon nom, ni qui je suis, ni d’où je viens. Il ne me reste que mon esprit lucide qui garde confidentiellement le secret de ma vie. Et puis quels sont mes espoirs ?
L’unicité nous est permise à nous être de silice. Notre paradis est sûr. Qui que nous soyons et quoique nous ayons fait de notre existence, une plage nous attend. Là, au rythme des vagues et du vent, nous nous mélangerons dans l’innombrable confraternité des grains que personne ne pourra jamais compter ni…, compter.